Avec “Our Summit”, Aché Issakha va à la conquête des sommets
La randonnée, un sport ringard ? Dans l’imaginaire collectif, les sports d’extérieur semblent être réservés aux séniors issus de milieux privilégiés, bien loin des paysages monotones parisiens… Notre dernière rencontre vous prouvera peut-être le contraire. À travers les chemins sinueux de la forêt de Fontainebleau (Seine-et-Marne), notre journaliste Jordan Bako a rencontré Aché Issakha, 25 ans, fondatrice de l’association ‘Our Summit’ qui vise à initier les jeunes, notamment de banlieue parisienne, aux sports d’extérieur. Portrait.
Paris Gare de Lyon, 12h07, hall 1, voie J. Plus que neuf minutes avant que le train déjà posté sur le quai ne démarre en direction de Montargis. Les passants pressent le pas, tous emmitouflés dans des manteaux épais, certains avec leurs bagages en main. Personne ne prête attention à mon souffle entrecoupé par la marche rapide, mon col roulé peluché et mes Doc Martens – une tenue peu appropriée pour le périple qui m’attend. Infiniment mieux préparée que moi, Aché surgit sur ma gauche, couverte d’un k-way kaki estampillé Columbia et d’un pantalon noir : le sourire timide mais avenant.
Nous nous installons dans une rame du Transilien. Le train démarre. Le port altier sur un siège multicolore, la jeune femme de 25 ans raconte son enfance à Sevran, en banlieue parisienne. Aché est très vite initiée au football. “On faisait du foot toute l’année et il n’y avait pas beaucoup d’autres sports. C’est une activité tout-terrain. Tu n’as pas besoin de beaucoup de matériel : tu prends une balle (ou un objet rond) et on y va”.
En grandissant, Aché ne continue pas de faire du foot avec la même intensité – même si elle ne quitte pas les stades. En parallèle de ses études, la passion d’Aché prend une autre forme. Elle se lance dans la photographie de sport d’abord seule, puis aux côtés de l’association Analog Sport lorsqu’elle apprend la photographie argentique. À la Coupe nationale des quartiers, son objectif capture les efforts de ceux qui ont eu, comme elle, l’amour du ballon rond.

Une chose en amenant une autre : Aché reçoit une proposition surprenante d’une jeune collaboratrice de l’association, également férue de photographie et d’activité physique. “Elle m’a dit qu’elle travaillait avec une autre association qui prévoyait d’emmener des filles faire du sport en Tanzanie, sans trop rentrer dans les détails.”
Aché tente sa chance : un peu par hasard,”un peu” parce que l’association en question est à deux pas de chez elle. Et lorsqu’elle arrive dans les locaux, elle découvre l’objectif que l’organisme s’est donné : emmener huit jeunes femmes gravir le Kilimandjaro, le plus haut sommet d’Afrique.
Aux portes du Kilimandjaro
À mesure que le train s’éloigne de Paris, le ciel paraît toujours aussi terne à travers la fenêtre. Seuls les paysages défilent à une vitesse affolante : les bâtiments entassés de la capitale disparaissent de l’horizon, laissant la place à des plaines à perte de vue.
Aché revient sur les quatre mois qui ont précédé son ascension du Kilimandjaro : à la suite d’une longue préparation physique, seules huit jeunes femmes seront sélectionnées pour pouvoir aller braver les sommets. Dans le cadre des ces entraînements, Aché se retrouve pour la première fois dans l’immense forêt de Fontainebleau. “J’étais trop choquée. Les paysages étaient splendides et je me disais : tout ça, c’est à même pas une heure de Paris ? Et personne ne m’en a parlé plus tôt ? Et le pire, c’est que si on ne m’avait pas proposé la Tanzanie, je n’aurais jamais fait de randonnée !”
À l’issue des fameux quatre mois, le verdict tombe : Aché fait partie des heureuses élues. En juin 2022, cette dernière embarque avec elle son appareil photo argentique afin d’immortaliser l’ascension. Après coup, elle ne se souvient pas avoir pris certains clichés, tant la grimpée fut intense, tant physiquement que émotionnellement.
Lorsque je l’interroge sur ce que cela fait de gravir l’un des plus hauts monts au monde, Aché élude la question. “Pour être parfaitement honnête, je pense que je n’ai toujours pas réalisé que je l’ai fait. Je ne sais pas, j’ai pas grandi dans un milieu où on a l’habitude de se vanter de nos projets. Ça m’a permis de ne pas trop m’enflammer trop vite, d’être exigeante dans mon travail. Et même dans la photographie, je suis toujours à la recherche de ce qui est perfectible : d’un instant à capturer, d’un angle à affûter.”
Trois semaines après son ascension du Kilimandjaro, Aché revient en France : les idées plein la tête et les images gravées dans la rétine. “Je pense que c’est un voyage qui m’a permis d’ouvrir mon esprit. J’étais un peu trop renfermée sur moi et ma façon de voir le monde. En rentrant, j’avais le sentiment d’avoir un devoir de transmission, j’avais envie de partager ce que j’avais vécu. Pas seulement la randonnée, mais même les photos par exemple.”
Mais il faut encore quelque temps pour que la jeune femme voit les clichés qu’elle a réalisés, photographie argentique oblige. Les jours passent, les images imprimées sur papier glacé lui reviennent. Et elles sont sublimes.
Our Summit, défier l’altitude et les attentes
Dans le cadre de l’association Analog Sport, Aché a l’opportunité d’exposer ses clichés de l’ascension dans une galerie. Mais lorsqu’elle contacte la municipalité de sa ville d’enfance afin d’y organiser une exposition, la réponse qu’elle reçoit la laisse sceptique. “J’avais d’abord sollicité ma ville en leur disant qu’il y avait plein de jeunes photographes qui n’attendaient que de voir leurs œuvres accrochées. Et ils m’ont répondu : ‘Ah bon ? Tu peux nous mettre en contact avec eux ?’ Ils n’avaient pas compris qu’ils cherchaient au mauvais endroit. Et je me suis dit que j’allais fonder mon propre espace où tout le monde pourrait s’épanouir, dans le sport comme dans l’art.”
Notre station arrive : je composte ma carte Navigo aux coins abîmés par le temps au-dessus du tourniquet métallique. Pas plus de dix minutes après avoir quitté la gare de Fontainebleau – Avon, nous voilà déjà en train de nous enfoncer dans les bois. Les roches, rendues humides par les dernières gouttes de pluie, roulent sous nos semelles. Aché explique : “Je pense que c’est ma rencontre avec un petit venu à l’exposition qui m’a poussé à créer “Our Summit”. Il m’avait dit qu’il ne connaissait pas du tout les sports de haute-montagne et que lui aussi, il voulait vivre ce type d’expériences. Et je lui ai dit que je ferais avec lui, le jour où il sera préparé, sans que je ne le prenne au sérieux. Mais il m’a expliqué qu’il ne rigolait absolument pas et c’est de là que l’idée a germé.”
“Our Summit” : c’est le nom que la jeune femme donne à son association lors de sa fondation, début 2023. Le but est simple : donner la chance à tous, peu importe le milieu d’origine, de pouvoir expérimenter des sports d’extérieur tels que la randonnée ou le trail (la course à pied dans des sentiers en pleine nature). Tout cela, gratuitement. Aché y tient.
“Personne ne nous dit que ces sports nous sont accessibles. On nous parle de faire carrière dans le football, mais personne ne nous parle de sports plus atypiques comme la randonnée ou le hockey. Et je me suis dit qu’il y avait un vrai besoin. Je voulais que mon entourage, les gens de ma ville et les gens que je côtoie découvrent ce que moi j’ai vécu.”
-Aché Issakha
Un formulaire est posté tous les mercredis à 20 heures, avec toutes les informations sommaires : le lieu et la date de l’excursion, le nombre de kilomètres arpentés, le niveau de difficulté de la randonnée et enfin, un lien d’inscription. “Il y a une course spécifique où une maman était venue : une randonnée-tricot tout simplement parce qu’elle voulait apprendre à tricoter. Je me suis dit que des femmes comme elle, elles n’osent pas venir parce qu’elles ont le sentiment que cela n’est ouvert qu’aux jeunes. Alors que non, en fait, c’est pour tout le monde.”
De temps à autre, des ateliers plus thématiques sont organisés, initiant les plus jeunes à diverses pratiques artistiques. Naturellement, ce sont ses amis qui l’aident à mettre le projet sur pied. Il y a aussi de parfaits inconnus. “Ce sont des personnes qui me suivaient surtout sur les réseaux ou que j’avais déjà croisées à des expositions ou à d’autres événements. De fil en aiguille, on s’est rapprochés et ils m’ont aidé à construire mon équipe. Petit à petit, ils se sont manifestés par message privé en me disant qu’ils pourraient animer un atelier peinture ou un atelier upcycling. Un peu par hasard, quoi !”
Depuis la création de l’association, certains néophytes sont passés maîtres. Ils se sont eux-mêmes pris de passion pour la randonnée, occupant des rôles d’encadrants dans l’association : devenant community managers, graphistes, chargés administratifs et responsables de l’organisation des randonnées.
De l’automobile à la mode, les mille et une facettes d’Aché
Tandis que je m’arrête un instant pour scruter avec stupeur un arbre écroulé sur le passage, Aché s’extasie sur les divers paysages qui se profilent devant nos yeux. “C’est ça, la beauté de la nature ! Tu peux passer de la roche à du sable en seulement quelques instants.”

À juste titre, le dénivelé commence à sévir : la balade tranquille à travers les sentiers plats n’est plus. Devant nous : des rochers, couverts de mousse et de feuilles couleur rouille, nous toisent de leur hauteur. Peut-être que je m’apprête à gravir ma propre montagne : elle est certes infiniment plus petite que le Kilimandjaro, mais le sentiment de satisfaction est le même.
Lors de l’escalade de cette pente escarpée, je demande à Aché comment elle se définirait si elle devait se présenter à un inconnu. “Réservée” : voici le premier adjectif sur lequel la jeune femme jette son dévolu.“On a tendance à me dire que je fais peur au départ, que j’ai l’air froide. Mais les gens ont tendance à préférer s’enfermer dans les visions qu’ils ont de moi plutôt que de réellement chercher à creuser. Ils me connaissent qu’en tant que la fille de la montagne et de la randonnée. Est-ce qu’ils savent que j’adore la physique, l’automobile, les films d’action ou la mode ? Absolument pas.”
Le pas chancelant, le souffle haletant, nous parvenons enfin au sommet des rochers. À travers les branches de pin entrelacées, transparaît le firmament. Un bout de ciel dégagé des feuillages, livrant une vue imprenable sur la forêt et ses alentours. C’est là qu’Ami, notre photographe, choisit de lui tirer le portrait. Aché est habituée à prendre des photographies mais pas forcément à l’aise à l’idée d’avoir l’attention focalisée sur elle.

Sentant que la balade tire à sa fin, une dernière question me taraude l’esprit : quelle place pour les femmes noires, voilées et sportives en 2024 ? Et Aché de répondre avec assurance : “Je n’ai pas fait du sport ma carrière, mais rien qu’à voir les restrictions liées au voile, notamment pendant les Jeux Olympiques de 2024…On a tous pu voir que les athlètes françaises ont été réprimandées, privées de pouvoir porter le leur. Mais cela ne m’a jamais découragée : au contraire, je me suis dit qu’il y avait un combat à mener.”
Quoi qu’il en soit, l’avenir de l’association s’annonce radieux : “Our Summit” vient de lancer son club de trail, avec l’objectif de s’étendre à d’autres sports. Aché, elle, peut se targuer d’ouvrir le champ des possibles en faisant découvrir à bien des jeunes que la randonnée, ce n’est pas si mal que cela. “Je commence à voir beaucoup de visages familiers pendant nos courses : certains font le choix de revenir… Même en dehors de “Our Summit”, je vois de plus en plus d’initiatives qui démocratisent les sports en outdoor… C’est dans ces moments que je réalise que j’ai réussi à apporter ma pierre à l’édifice et que ce que je fais, c’est quelque chose de bien, d’utile…”
