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LE DRIBBLE : GUIDE DE SURVIE D’UN JOUEUR AFRO-BRÉSILIEN

par Lilian

5 juil. 2024

Le dribble est, selon le dictionnaire, une action durant laquelle on conduit le ballon par petits coups afin d’éviter ou contourner l’adversaire. Dans le football, c’est ce geste qui fait lever les foules et marque les esprits des acteurs du ballon rond. Les Brésiliens en ont fait un art et même une identité. De Pelé, Garrincha à Vinicius Jr, en passant par les célèbres Ronaldinho ou Neymar, les joueurs brésiliens ont, au fil de l’histoire, été porteurs de cet héritage. Mais les origines du dribble sont moins romanesques que ce qu’il n’y paraît.

Le Brésil est un pays d’Amérique du Sud, connu pour ses sites naturels paradisiaques ou gigantesques (plage de Copacabana, Amazonie), son monument mythique, le Christ Rédempteur, sa météo estivale et plein d’autres particularités. Il est également connu pour avoir eu en son sein des joueurs ou des équipes qui ont marqué l’histoire du foot : Pelé, Ronaldo, Ronaldinho, la mythique équipe du Brésil à la Coupe du Monde 1958. La légende autour des Brésiliens s’est construite autour des victoires mais aussi de la manière de jouer de ses footballeurs. Tous les joueurs brésiliens ont grandi dans cet esprit de beau jeu que l’on nomme « Joga Bonito », qui caractérise le football auriverde aux yeux des supporters et autres adeptes de la discipline. 

Si le geste est harmonieux, c’est par la force des choses que naît le dribble. L’écrivain Olivier Guez raconte, dans son livre “Éloge de l’esquive”, l’histoire d’un geste devenu iconique dans le football et étroitement lié à l’histoire du Brésil. 

D’artistes martyrisés à martyrs artistes 

Dans un entretien paru dans le Nouvel Obs juste avant la Coupe du Monde de football 2014 organisée au Brésil, l’auteur explique le rapport avec la création du dribble et le Brésil du début du 20ème siècle : « Lorsque le football s’implante au Brésil au tournant du XXe siècle, c’est un sport de Blancs, de bourgeois et d’aristocrates. L’esclavage a été aboli en 1888 mais le Brésil demeure très marqué par la ségrégation raciale. Les élites blanches considèrent le métissage comme une malédiction nationale, une punition divine. Aucun joueur noir n’est donc toléré au sein des premiers grands clubs de football. […] C’est à ce même moment que naît le dribble. Pour ces joueurs, l’esquive est une façon d’éviter les charges rarement sanctionnées des adversaires blancs et les insultes des supporters. Le dribble est une ruse, une technique de survie. On dribble pour sauver sa peau. »

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Le « spectacle » naît donc dans la douleur de la couleur : « Le dribble est le reflet de l’ethos afro-brésilien, le reflet de deux traits de caractère : le goût du prestige personnel et plus encore la malandrade, c’est-à-dire la roublardise. Le vieil héritage ibérique du Brésil lui a donné la culture du beau geste et du panache. […] Quant à la roublardise, elle est très présente dans la société brésilienne, comme sur les terrains de foot. […]. Les premiers dribbleurs flamboyants étaient des descendants d’esclaves, des « malandros ». Leur corps a longtemps été leur seule propriété. Et déstabiliser l’autre sans commettre de crime, sans user de la force, était pour eux la seule manière de survivre, sur un terrain de foot comme dans la vie. Le malandro, moitié voyou, moitié dandy, ne peut compter que sur sa roublardise. Au-delà du foot, on dit de lui que c’est un dribbleur social. » 

Sur l’image, ci-dessus, Garrincha, le génial dribbleur brésilien au Mondial 1962, ©Imago

Le dribble n’est pas seulement un geste, il est également un moyen de survivre, tant dans le football que dans la société brésilienne de l’époque. 

Malgré tout, il donne une identité au style de jeu de l’équipe nationale au fil des ans. La naissance du fameux « Joga Bonito » est liée à cette culture brésilienne très méprisée et rattachée aux Noirs du Brésil, marginalisés depuis l’esclavage, qui « explose » durant cette période. Olivier Guez raconte : « Football, musique et danse, dans les années 1930, se tropicalisent. Le Brésil assume enfin la dimension africaine de son identité. Il sublime sa tare originelle : l’esclavage. Plus largement, par le football et le « Joga Bonito », le Brésil se trouve une identité propre, il réussit enfin à intégrer son passé douloureux à un roman national. ».

Désormais, le dribble n’est plus seulement une manière d’esquiver les coups mais il devient une manière esthétique de jouer au football qui était dominé dans les années 30 par le style « kick-and-rush » britannique. 

Le dribble, symbole de l’âge d’or de la sélection brésilienne des années 50 à 70

Pelé et Garrincha, ©Getty Images

Pelé, Garrincha, Vava, Jairzinho, autant de noms qui ont marqué l’histoire du football grâce à leurs exploits sur les terrains sportifs et le spectacle proposé lors de leurs différents succès. Le spectacle était le maître-mot du jeu que devaient proposer les Brésiliens de l’époque et cela passait effectivement par les dribbles. Manoel Francisco Dos Santos, dit « Garrincha », oiseau local qui préfère mourir que de se laisser attraper, était un footballeur magique mais au destin tragique. Il fut l’un des symboles de ce football brésilien qui joignait le spectacle au succès. Vainqueur et meilleur joueur de la Coupe du Monde 1962, Garrincha était connu pour ses dribbles virevoltants capables de faire valser n’importe quel joueur. Il incarnait parfaitement le dribble comme on le connaît aujourd’hui : un exploit à faire lever les foules.

Pelé, moins bon dribbleur mais plus professionnel et mature que Garrincha, incarnait également ce jeu flamboyant et si efficace qu’il a permis au Brésil de remporter trois Coupes du Monde, de la fin des années 50 au début des années 70. C’est le couronnement d’un geste signe de marginalité, devenu emblème d’un jeu qui domine le football mondial. Une perception du football qui va marquer les esprits des suiveurs de football durant de nombreuses générations. 

Les joueurs brésiliens, victimes de leurs propres gestes

Dans son entretien, Olivier Guez poursuit : « Le dribble est un geste de jouisseurs. Ces hommes flirtent sans cesse avec leurs limites, ce sont des types qui ne sont pasraisonnables, qui ne savent pas toujours s’arrêter. Ce n’est sans doute pas tout à fait unhasard si Garrincha s’est prêté à toutes sortes d’excès, des femmes à l’alcool, et qu’il estmort à 49 ans. Idem pour Socrates, que le penchant pour l’alcool a également tué. ».

Les rois du dribble se laissent happer par les plaisirs de la vie qui n’ont pas que des bienfaits pour leur santé. Le dribble est une expression de joie instantanée, qui plus est intensifiée par la culture festive des Noirs du Brésil. C’est un véritable mode de vie qui se cache derrière ce geste où l’imprévisibilité et la libre expression des pulsions permettent de créer la surprise. Cet état d’esprit accompagnait les dribbleurs brésiliens sur le plan personnel, pour le meilleur…et pour le pire : « Il y a dans le dribble quelque chose de très beau, un esthétisme fou, mais il y aussi une vraie violence. Le dribble est à l’image du Brésil. Comme la société où il a émergé, c’est un geste sans cesse sur le point de rupture.

Garrincha, considéré comme le meilleur dribbleur de l’histoire par beaucoup de ses pairs, s’est éteint seul, pauvre, en surpoids après avoir bu sans s’arrêter pendant quatre jours. Lors de ses obsèques, un grand nombre de personnes sont venues lui rendre un hommage. Une banderole symbolisait bien l’image de ses « artistes » meurtris : « Garrincha, tu as fait sourire le monde, aujourd’hui tu le fais pleurer ». 

« Baíla Vini, Baíla ! »

Désormais, le dribble s’est banalisé et n’est plus exclusivement associé aux Brésiliens. De nombreux « artistes » proviennent désormais du monde entier et les derniers grands dribbleurs ne sont plus forcément brésiliens (Messi, C.Ronaldo, Hazard, liste non-exhaustive). L’équipe nationale a, elle-même, délaissé ce jeu de football intense et plaisant, mais souvent à haut-risque, car le niveau footballistique a augmenté au fil des années et ne laisse plus place à la moindre erreur.

Plusieurs facteurs ont conduit à ce constat, à savoir la fuite des talents brésiliens vers l’Europe. Ces derniers se sont ainsi adaptés à un jeu plus direct et où l’hyper-professionnalisation du football qui a conduit à un jeu plus physique, tactique mais aussi moins dilettante. Selon l’écrivain Olivier Guez : « Avec la mondialisation du foot, de nombreux joueurs brésiliens sont partis jouer en Europe, où ils ont musclé leur jeu. Le résultat a été une catastrophe lors de la coupe du monde 1990 mais a porté ses fruits en 1994. L’équipe championne du monde a pratiqué cette année-là un jeu peu flamboyant mais avec succès.

Mais les joueurs brésiliens veillent toujours à porter l’héritage de leurs prédécesseurs qui ne tournent pas toujours en leur faveur dans le foot et dans le monde d’aujourd’hui. 

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Neymar Jr, promis à une carrière plus grandiose que le roi Pelé, a encaissé de nombreuses fois les assauts de ses adversaires au cours de sa carrière, qui l’ont conduit à des blessures graves et répétitives. Il a, en outre, souvent été raillé en raison de son jeu trop « provoquant ». Cas similaire pour le nouveau brésilien en vogue, Vinicius Jr, qui lui subit des violences psychologiques à répétition, en tant que victime de racisme dans les stades et dans les journaux espagnols. À ce titre, de nombreuses voix se sont levées pour le défendre le joueur devenu le symbole de la lutte contre le racisme dans le football. 

Derrière ses facéties et ses acrobaties, le dribbleur brésilien est l’image d’une culture qui a été fortement meurtrie mais qui a malgré tout repris le dessus sur son histoire. Alors comme l’a dit un journaliste à Vinicius Jr : « Baíla Vini, Baíla ! » (« Danse Vini, danse !»). Car oui, le dribble est une chorégraphie parfaitement exécutée par le joueur qui fait danser l’adversaire mais surtout les spectateurs… alors dribblez, dribblez joueurs brésiliens !

Neymar (à droite), Paqueta (au centre), Vinicius Jr (à gauche), célébrant leur but avec leur danse, ©Getty Images