Simon Moutaïrou : “Le cinéma a une grande force sur les consciences”
Sorti le 18 septembre dernier, le film “Ni chaînes, ni Maître” du réalisateur Simon Moutaïrou a su trouver son public. Basé sur des faits historiques, ce premier long-métrage palpitant du réalisateur et scénariste cinéaste d’origine franco-béninoise est une ôde à la résistance à l’esclavage dans la France du XVIIIe siècle. Nous avons rencontré le cinéaste alors que le film cartonnait déjà en salle à sa sortie. Entretien.
BY US MEDIA : On vous connaît comme scénariste dans “Boîte Noire”, “ Goliath”. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir le sujet de l’esclavage pour votre premier film ?
Simon Moutaïrou : C’est une envie qui remonte à très loin. Je suis Franco-béninois moi-même et c’est vrai que j’étais vraiment marqué, adolescent, par l’histoire de l’esclavage au Royaume du Dahomey. J’étais au Bénin quand j’avais 15 ans en 1995. J’ai découvert la Porte du non-retour qui est une immense porte de pierre rouge face à l’océan atlantique, qui commémore la déportation en esclavage d’hommes, de femmes, d’enfants arrachés à leurs foyers, à leurs terres et jetés dans la cale du bateau négrier. C’est une colère d’adolescence qui m’est resté, qui a été transformée et en quelque sorte mise en catharsis à travers la littérature créole, puisque c’est par celle-ci que j’ai découvert l’histoire du marronnage.
C’est avec Édouard Glissant, Aimé Césaire, Maryse Condé évidemment, que je découvre l’idée du marronnage, le fait que des hommes et des femmes ont brisé leur chaîne, ont fui les plantations et se sont rebellés contre l’ordre colonial. Tout ça m’a marqué. Je n’étais pas physiquement aux Antilles mais je ressentais la puissance, la poésie de cette langue et l’idée d’une résistance par la culture. Je n’étais encore qu’adolescent mais ce choc m’a fait grandir et plus tard, quand j’ai commencé à travailler au sein du cinéma français, je savais depuis le départ que mon premier film serait sur ce sujet.
C’était une évidence pour moi parce que c’est un film que j’attendais en tant que spectateur. Quand les films de Euzhan Palcy, de Guy Deslauriers ou encore de Christian Lara sont sortis, je n’étais pas encore cinéphile donc j’ai toujours été dans l’attente d’un grand film de fierté sur cette histoire-là et le destin m’a donné la tâche de le réaliser.
Comment vous expliquez, justement, ce manque d’œuvres cinématographiques sur l’esclavage en France, comparé justement au cinéma américain où on a beaucoup d’œuvres sur ce sujet ?
Il y a comme une sorte de non réflexe à se tourner vers les mythes fondateurs qui font l’histoire de France. Je pense qu’à l’endroit de la colonisation, de l’esclavage, il y a une cécité, une peur, voire une omerta alors que c’est notre histoire à tous. C’est crucial de traiter cette histoire, d’avoir le courage de la regarder en face, les yeux dans les yeux. Et je pense que c’est le rôle du cinéma de faire ça, parce que le cinéma touche tout le monde. C’est l’art le plus populaire de notre époque, il rentre partout, il rentre dans les cœurs, dans les têtes, dans les consciences. Moi, je crois beaucoup en ce cinéma-là : un cinéma politique. C’est le cinéma politique qui m’a fait aimer le cinéma aussi, donc je pense qu’il était l’heure de raconter cette histoire, de la mettre en image et de le faire par la fierté.
Le cinéma américain a énormément traité l’esclavage. Plus de 70 fictions, films ou séries américaines existent sur le sujet mais, le marronnage, la résistance, ça a été à la fois relativement peu abordé par le cinéma américain et pas du tout par le cinéma français. Donc j’avais hâte de pouvoir raconter cette page d’histoire oubliée.

Mais le film aborde tout de même le quotidien des esclaves dans les plantations…
Oui, tout à fait ! Je voulais prendre le spectateur par la main et lui raconter toute l’histoire. C’est un film de plantation parce que j’ai quand même le temps de développer l’écosystème d’une plantation à travers le Code Noir (ndlr : recueil de lois et de règles promulgué par Louis XIV en 1685 et auxquelles sont soumis les esclaves noirs des colonies françaises ainsi que leurs maîtres).
Donc c’est vrai que quelque part, le premier tiers du film fait œuvre de film d’esclavage en quelque sorte, et ensuite c’est le marronnage qui prend le relai. J’avais vraiment envie de prendre le spectateur à témoin et lui montrer l’entièreté du spectre : des chaînes à la liberté, de la plantation au marronnage.
Ce qui est intéressant dans votre film, c’est que la spiritualité est un sujet vraiment central. Pourquoi ?
L’invisible guide les personnages. Massamba est un féticheur wolof, donc c’est la spiritualité des Ceddo qui a été très bien rendue dans “Ceddo”, le film du réalisateur Ousmane Sembène, qui m’a beaucoup inspiré. Et le personnage de Mati l’est également. Eux deux sont guidés par les dieux et les déesses de l’animisme wolof et Madame La Victoire, elle, est guidée par le catholicisme. Pour respecter l’intégrité de mes personnages, c’est toujours ce qu’on essaie de faire en cinéma, il fallait que je laisse une large place au divin et au spirituel.
De plus, il y a une idée qui m’a énormément ému, avec mon acteur principal Ibrahima Mbaye, lorsque l’on répétait ensemble le film à Bastille. On se demandait : “Mais au fond, qu’est-ce qui compte ? Qu’est-ce qu’il y a dans la tête de Massamba ?”. J’ai lu à Ibrahima une phrase d’Édouard Glissant qui fait référence à ce qui se passe dans la cale du bateau négrier quand un homme ou une femme est jeté en esclavage dans cette cale, qui est en un des points les plus terribles de l’histoire de l’humanité.

Edouard Glissant écrit qu’ « aucun Dieu, aucune cosmogonie, aucune scarification ne peut expliquer ce qu’il se passe ». C’est-à-dire que l’homme ou la femme qui arrive en esclavage après avoir vécu la cale, après avoir survécu, alors qu’une grande partie des hommes et des femmes y mourraient, est détruit spirituellement. L’être est détruit dans sa chair, dans son âme et dans sa spiritualité.
À la fin de ma lecture, Ibrahima me répond : “Mais c’est ça ! C’est qu’en fait, Massamba, c’est un féticheur mais il a renié ses dieux parce qu’il se dit que si les dieux ont laissé faire ça, c’est qu’ils les ont abandonnés. Si les dieux de l’animisme wolof ont laissé faire une telle horreur, c’est qu’ils ont abandonné leur peuple.” Donc c’est pour ça qu’au début du film, il ne croit plus. Et la beauté, et c’est ce qui m’a beaucoup ému dans ma documentation, c’est qu’avec la pulsion de vie, le divin revient. J’ai compris qu’il fallait que le divin revienne pour pousser Massamba sur le chemin de la fierté.
Mes deux acteurs, Ibrahima et Anna, se sont initiés, à titre personnel, au-delà du cinéma. Ils sont initiés au rite wolof et, si vous voulez, ce sont des rites qu’on apprend en brousse quand on devient adulte, et qu’on n’est pas censé répéter. Ce sont des rituels sacrés, une langue sacrée donc, dans un premier temps, j’avais écrit de fausses prières qui étaient les plus réalistes possibles et Ibrahima et Anna m’ont dit très tôt : “Faisons le pour la culture, faisons le pour notre langue, pour notre spiritualité [qui a si souvent été caricaturée par Hollywood comme une magie noire, une sorcellerie alors qu’évidemment, ce sont des religions puissantes]. On va faire des vrais rituels, on va faire les vraies prières, tout va être vrai”. Donc ce qu’on voit dans le film, quand Mati a sa crise de possession, quand Massamba prie face à l’arbre, ce sont vraiment de vraies prières.

Pour revenir un peu plus sur la création de votre film, est-ce que ce sujet difficile de l’esclavage a parfois été un frein pour trouver des partenaires, notamment financiers, disposés à apporter votre projet jusque dans les salles ?
J’ai eu l’idée du film en 2009 et j’ai vite intégré que c’était impossible de produire un tel film au sein du cinéma français à cette époque. Quand je travaillais sur d’autres scénarios la journée, la nuit je travaillais un peu sur ce film. J’avançais en me disant : “le jour où j’ai un succès, je sors le projet du fond des cartons”. Et j’ai eu la chance que le film “Boîte Noire” auquel j’ai participé à l’écriture, marche bien et à partir de là, c’est vrai que j’ai eu beaucoup de propositions. Mais j’étais certain que “Ni Chaîne, ni Maître” allait être mon premier film.
Je me suis rapproché des producteurs Chi-Fou-Mi Productions qui sont très audacieux, très courageux et quand je suis allé les voir en leur disant : “Je veux 2 acteurs inconnus, je veux que ça parle wolof et je veux une fin qu’on ne nommera pas”. En somme, de potentiels freins pour la réalisation d’un premier film assez cher (près de 8 millions d’euros) car c’est un film d’époque, un film de marronnage où il y a de l’action, de la tension, de la survie… Ils m’ont tout de suite dit oui. Ils n’ont pas eu peur de ces freins là.
Et ça a été pareil au niveau du casting : Camille Cottin, Benoît Magimel, etc…Ils n’ont pas hésité à se lancer dans ce projet avec vous ?
Ils ont hésité au sens où ils voulaient être sûrs de comment prendre les personnages, comment réussir à les interpréter dans leur humanité puisque ce ne sont pas des monstres. Si on les nomme “monstres”, on les éloigne et on rend possible que l’histoire se répète… Non ! C’est une femme interprétée par Camille et un homme interprété par Benoît qui sont des humains, qui sont pleinement humains mais qui commettent des actes monstrueux. Benoît a tout de suite plongé. Il avait envie de rendre compte de cette noirceur, de ces ténèbres, de cette ambiguïté.

Et Camille, elle, a mis un peu plus de temps. On a dû se voir plusieurs fois avant qu’elle me dise oui, justement pour cette raison, parce qu’elle jugeait le personnage, elle ne l’aimait pas. C’est ça, la beauté et la difficulté du métier d’acteur. C’est que le jour où elle s’est dit OK, je vais l’interpréter comme une humaine qui est capable du pire, le jour où elle a assumé ça, elle a trouvé son personnage et elle a pu avoir cette composition incroyable.

L’histoire de l’esclavage se limite souvent à l’évocation du commerce triangulaire dans les programmes d’Histoire en France métropolitaine. Quel rôle les cinéastes, les auteurs, les artistes et les œuvres culturelles ont à jouer pour pallier ce manque de connaissances sur ce pan douloureux de l’histoire française ?
Ce qui est très précieux et, c’est pour ça que j’aime le cinéma, c’est qu’il peut rendre l’Histoire vivante. Il peut venir en complément de l’Histoire et des manuels d’Histoire et du travail des historiens. On peut prendre l’Histoire et on en fait un film de chair, de tripes, d’émotions qui peut nous toucher. On fait en sorte que le public passe 1h30 avec un personnage, une actrice, un acteur et que ça le change. C’est pour ça que pour moi, le cinéma doit jouer son rôle et qu’il a une grande force sur les consciences.
Moi, j’ai été lycéen avant la loi Taubira de 2001. Je me souviens qu’on parlait de commerce triangulaire alors que c’est un commerce quadrangulaire auquel il faut intégrer l’Océan Indien. Et en plus, c’était déshumanisé. C’était un narratif du point de vue uniquement économique et il n’y avait pas d’humanisation, surtout de ceux qui sont réduits en l’esclavage.
Le cinéma peut changer de narratif et c’est vraiment le bon moment pour le faire. Ce qui compte, c’est le point de vue sur les événements qui font l’Histoire plutôt que l’Histoire elle-même. Tout est subjectif, elle (l’Histoire) l’est évidemment. On la sait souvent racontée par les vainqueurs et le cinéma permet de changer cette narration, par exemple de faire des marrons les sujets de leur propre libération. J’ai essayé de créer quelque chose de méta avec un personnage dont on peut penser qu’il va être le white savior du fil. Et non, c’est vraiment les marrons qui vont être les sujets de leur histoire, les sujets de leur libération, et c’était un parti pris important pour moi.

Vous pensez que votre film pourra avoir un impact sur la façon dont les programmes d’Histoire vont être faits ? Est-ce que vous imaginez que dans le futur, votre film puisse être montré dans des cours ?
Je suis extrêmement heureux de ça parce que c’est vrai que jusqu’à présent, tous les professeurs nous ont dit « Nous n’avons à montrer que des films américains ». C’est certain que mon film pourra être montré dans les écoles, dorénavant. La jeunesse c’est le plus important. La jeunesse se construit avec une image de notre histoire commune et il faut qu’elle ait une vision de cette histoire.
J’ai pris la métaphore de la famille : “C’est comme un dîner de famille où on cacherait les secrets de famille aux enfants, ils vont grandir avec des névroses, ils vont grandir avec un impensé qui va peser sur leur inconscient”. Évidemment, je fais ce film pour tout le monde, quel que soit l’âge, mais notamment pour la jeunesse issue de France. Mais aussi la jeunesse du continent car on se construit avec notre histoire. Je pense qu’il est l’heure de raconter l’Égypte antique, le Soudan antique, les royaumes africains. Et si on parle d’esclavage, il faut parler marronnage. Il faut donner cette image de fierté qui correspond à une réalité historique.
Le film a conquis le public. On a vu les nombreuses réactions de la jeunesse sur Tiktok et autres plateformes. C’est certain, ce film laisse une trace dans l’esprit et dans les annales du cinéma français. Comment le vivez-vous ?
C’est ultra puissant à quel point le public s’empare de ce film. C’est vraiment tout le public, quelle que soit la couleur, quel que soit l’âge ! Ça a évidemment une résonance plus vibrante chez les Afro-descendants, les Ultramarins dans les retours qu’on a.
Je ne sais pas si le film était attendu ou n’était plus attendu par la communauté, mais il y a une vague d’émotions, de fraternité. Des gens qui vont le voir deux, trois, quatre fois. Des cinémas où normalement, pour ce genre de film français, il n’y a personne et on nous dit que les salles sont pleines. Au bout du compte, le cinéma c’est très simple. C’est des émotions et c’est de la fierté pour moi. J’ai mis effectivement 15 ans à faire ce film, donc tout ça me bouleverse et me donne beaucoup de force.
Noa Smith pour BY US MEDIA
