Sur Instagram, Safya Fierce est maîtresse de son récit
Afin de contrôler son récit, la créatrice de contenu française Safya Dieme extériorise ses expériences de jeune femme dark skin sur les médias sociaux. Grâce à son alter ego, Safya Fierce, elle fait rire et réfléchir sur l’intersection du racisme, de la misogynie, de l’injustice sociale et de la pop culture.
Dans tes vidéos sur Instagram et YouTube, tu rayonnes de confiance et de #blackgirljoy. Comment est né ton alter-ego, Safya Fierce ?
L’inspiration pour le nom « Safya Fierce » vient du troisième album de Beyoncé, I am Sasha Fierce. Dans ses interviews, Beyoncé s’est souvent décrite comme étant réservée et ayant des difficultés à s’exprimer. Le personnage de « Sasha Fierce » lui a permis de se défaire de ces complexes. Dans ma vie quotidienne, je suis censurée par le fait d’être une femme noire en France. J’ai tendance à m’excuser d’exister, ne voulant prendre de l’espace. Mais je suis aussi censurée par le manque d’assurance que j’ai en moi-même. J’aimais donc beaucoup l’idée d’alter ego pour me libérer la parole.
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Tu déclares dans vos posts « ne jamais avoir été en accord » avec vous-même. Peux-tu développer sur ce ressenti de ne pas avoir sa place, et de ne pas se sentir légitime, en tant que jeune femme dark skin en France ?
Pendant mon enfance, notamment à l’école, de nombreuses remarques ont été faites sur la couleur de ma peau. On m’appelait souvent « Fatou », un terme attribué filles noires dark skin perçues africaines qui étaient jugées laides, bruyantes, voire sales. Du coup, j’ai grandi en manquant d’estime de soi et en pensant que la beauté n’était pas quelque chose que je pouvais atteindre. Je lissais mes cheveux et je faisais tout pour ne pas être considérée comme la « Fatou de service ».
En raison de ce manque de représentation, je pense que de nombreuses femmes dark skin ont le même ressenti. Heureusement qu’on a maintenant les réseaux sociaux, des pages comme Dark Skin Women, et des représentations comme Lupita Nyong’o ou plus récemment Miss Universe Zozibini Tunzi. Cependant, cette représentation n’existe pas encore en France. Il faut encore aller les chercher ailleurs, outre-Atlantique. Je ne me sentais pas légitime car il n’y avait tout simplement pas d’espace pour nous autres.
Quel rôle les médias sociaux jouent-ils dans la gestion de ce ressenti ?
Souvent, dans les représentations des femmes noires, il est évident qu’elles ne contrôlent pas leur propre récit. Les rôles des femmes noires sont toujours stéréotypées : la femme noire en colère, la femme noire sassy, la femme noire prostituée. Ces images ne dépendent pas de nous, mais des représentations que se font d’autres personnes. À l’heure actuelle, les médias sociaux sont la seule sphère dont on dispose pour discuter de nos problématiques. Grâce à ces médias, je pense qu’on commence de plus en plus à nous organiser en tant que communauté en France pour aborder ces questions.
Dans tes productions, tu évoques des sujets sociétaux allant du racisme systémique, de la misogynie, et de la discrimination d’embauche au colorisme dans la musique et la pop culture. D’où vient cet engagement à traiter ces sujets par la création de contenus ?
Les sujets de mes vidéos proviennent souvent de conversations quotidiennes avec des amis ou des réseaux sociaux. Je ne peux avoir une légèreté de vie alors que l’oppression systémique m’entoure. Mais si je suis de nombreux militants, je n’ai pas leur sens du sacrifice. Donc j’utilise un médium avec lequel je suis à l’aise pour ouvrir les yeux et susciter la discussion.
Par ailleurs, je crée du contenu pour être maîtresse de ma narration. Prenons l’exemple du film Case Départ où deux frères sont contraints à remonter dans le temps en pleine période esclavagiste. Les seules représentations de l’expérience des Noirs acceptées par le paysage audiovisuel français ont un angle léger pour faire rire ceux qui ne sont pas concernés. D’où l’importance d’avoir des individus qui s’engagent à raconter l’histoire d’une autre perspective.
Dans tes Highlights sur Instagram, tu abordes le sujet du colorisme. Peux-tu élaborer sur votre expérience de ce problème intracommunautaire ?
En grandissant dans le milieu racisé des banlieues, les blagues sur la couleur de ma peau étaient surtout faites par des hommes noirs. On me disait : “T’es trop cramée!”. Aujourd’hui, quand Aya Nakamura ou Lous and The Yakuza postent une photo sur les réseaux sociaux, c’est la même histoire. Elles se prennent une ribambelle de commentaires misogynes de la part d’hommes noirs. Alors voir l’hypocrisie de certains qui disent Black Lives Matter et parlent de négrophobie, tout en continuant à perpétuer le colorisme, m’a indignée. C’était le moment opportun pour avoir de vraies discussions sur ce sujet souvent écarté. Non seulement les femmes noires dark skin sont écartées en faveur de ce qui se rapproche le plus au Blanc, mais elles se voient également refuser l’accès à la féminité.
Comment tes productions ont-elles été reçues ?
Je pense avoir beaucoup de chance parce qu’à l’heure actuelle, je n’ai pas de haters. Ça me fait bizarre de recevoir autant d’amour de la part de personnes qui ne me connaissent pas. Et beaucoup me remercient de décrire nos réalités avec ma propre narration. Donc j’ai vraiment cette chance d’être entourée par une super communauté très bienveillante.

Tu te décris comme la « future Issa Rae française ». Qu’entends-tu par cela ?
Issa Rae est mon idole. Je pense qu’elle est la femme qu’on attendait depuis longtemps. Je regrette de le dire, mais quand on est noir.e, on n’a pas la chance de pouvoir exister en tant qu’être humain. On est toujours dans la survie, jamais dans l’existence. Les représentations dans Insecure que proposent Issa Rae sont innovateurs : une femme noire dans toute son humanité, avec ses insécurités, ses bêtises, ses problèmes, ses aspirations. Issa Rae est aussi puissante pour moi que n’importe quel activiste, parce que nous n’avons jamais eu accès à ce genre de représentations auparavant.
Voir Lawrence et Issa dans un restaurant pour une soirée en amoureux, juste deux personnes noires qui s’aiment et sont vulnérables, c’était du jamais vu ! L’épisode de Coachella est tout simplement une ode aux carefree black girls. Puis voir une femme noire accomplie comme Molly consultant un thérapeute pour sa santé mentale, un sujet presque taboo dans la communauté noire, m’a aussi marquée. C’est tellement libérateur de les voir exister, en contraste frappant avec le trauma porn que l’on nous montre régulièrement.
Quand je dis que je veux devenir la « future Issa Rae française », cela signifie que ma mission est d’atteindre un niveau où je peux être maîtresse de ma narration sans dépendre des stéréotypes des autres. Je veux que les futures générations de jeunes femmes noires se sentent légitimes à exister dans l’espace physique et dans l’espace médiatique.
As-tu un message pour ces jeunes femmes noires en France ?
Ne vous excusez jamais d’exister. Ne perdez pas de temps à douter. Créez votre propre plateforme. Et entourez-vous de personnes bienveillantes.
Retrouvez Safya Fierce sur Instagram et YouTube pour son prochain projet autour de l’expérience des Noirs en France!
*Photo de Une : ©Lolita Ngok Bassomb
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